Stefan Hertmans réussit son pari, celui d'honorer la mémoire de son grand-père, et de le situer dans son siècle à travers des extraits des carnets dans lesquels ce dernier a consigné ses souvenirs, des histoires de familles, le tout nourri de réflexions personnelles.
Urbain Martien, né à Gand en 1891 et décédé en 1981, "toujours tiré à quatre épingles dans son costume bleu nuit", impressionne le petit garçon qu'est alors Stefan Hertmans. Ce digne grand-père aime la peinture, sa passion et son réconfort, dans une vie qui ne l'a pas épargné. La petite chambre à l'entresol où il passe ses journées, debout devant la petite fenêtre, sent l'huile de lin, la térébenthine, la toile, la peinture à l'huile... Il s'applique à imiter les grands : Rubens, Le Titien, Rembrandt, "C'est un copiste virtuose". Les peintres du genre de Van Gogh, Cézanne, sont à ses yeux, "des bricoleurs du dimanche". Il prend sa retraite prématurément à 45 ans pour invalidité de guerre. Quatre femmes nourrissent sa vie sentimentale, sa mère, son amour défunt, la sœur aînée de cette dernière et sa fille, la mère de l'auteur.
Le récit mélange avec brio la petite et la grande histoire. En voici quelques points forts :
Urbain Martien est l'aîné d'une famille nombreuse. Fils de la belle et téméraire Céline et de Franciscus, peintre d'église, décédé trop tôt de ses crises d'asthme. La vie est dure pour les familles ouvrières. "Avec ses vieux bas qui flottent, ses sabots trop grands, sa blouse grise, il attend sagement à côté de la porte latérale de la cour du couvent, qu'une sœur apporte deux gamelles..." Au début du siècle, les révoltes ouvrières apparaissent, "les rouges sillonnent les quartiers ouvriers", des grèves éclatent à La Louvière et à Charleroi. La population est divisée. "Le dogme catholique de l'époque donne le ton... Les rouges sont des envieux vulgaires", on parle "des rebelles impies". L'Eglise a une grande influence sur "les travailleurs affolés... qui se replient dans leur petite vie silencieuse. Tout jeune garçon, il travaille dans une fonderie.
En 1911, à Gand, a lieu l'Exposition universelle, l'insolence de l'élite francophone pousse les flamingants à s'allier avec les Allemands qui s'investissent aussi dans ce projet. "Ainsi les intérêts allemands et français s'opposent déjà, un des multiples signes alarmants de ce qui s'annonce".
Et c'est la première Guerre Mondiale qui s'étale dans toute son horreur. Blessé à la guerre, bien que décoré pour sa bravoure, Urbain est consterné par l'attitude de la hiérarchie militaire "le mépris des officiers francophones, l'humiliation publique et le traitement dont font l'objet les soldats flamands... Le comportement des officiers contraste fortement avec la manière dont les Wallons ordinaires nous témoignent leur amitié et se montrent la plupart du temps solidaires : de la chair à canon, voilà ce que nous sommes tous." Mépris d'une classe sociale dominante pour de simples soldats. Avec l'enfer des tranchées "les cruautés et les massacres transforment définitivement l'éthique, la conception de la vie, les mentalités et les moeurs de cette génération".
De retour du front, de nouveau, "il se plaint... que la famille royale n'a pas récompensé les Flamands après la guerre", comme elle l'a fait pour ses compatriotes wallons. "Est-ce pour cette raison que le flamingantisme montra le bout de son nez ? "
Remarquable travail, soutenu par une belle écriture, sur la mémoire, la filiation, la transmission d'une génération à l'autre, sur l'histoire d'un siècle, traversé par deux guerres qui ont changé notre monde.
Véronique B.
Octobre 2015 - existe aussi en format numérique.