Le ton est donné dès le titre : l'Euro est une catastrophe. Joseph Stiglitz est titulaire du « Prix Nobel » d'économie, il a été conseiller économique du président Clinton, puis économiste en chef et vice-président de la Banque mondiale. Pas précisément le profil d'un europhobe . Son diagnostic impitoyable n'en est que plus intéressant. Parmi ses nombreux constats : les performances économiques de la plupart des pays de la zone euro sont moins bonnes qu'avant l'adoption de la monnaie unique. D'autre part, l'Union européenne a perdu tous ses référendums. Deux phénomènes qui fragilisent le projet européen.
Création de l'Euro : la malfaçon
Si l'Euro ne fonctionne pas, c'est dû, dit-il, à la décision fatale de créer une monnaie unique sans les institutions pour la faire fonctionner. Elle s'est construite dans un mélange de mauvaise science économique et d'idéologie perverse, ce qui a abouti à un échec économique et politique. Il est absurde d'avoir imposé la même politique économique à des pays très différents. Des économies faibles seraient forcément plus sensibles aux chocs , mais cela ne semble pas avoir été anticipé...
Si un tel système peut fonctionner aux Etats-Unis, c'est qu'on y trouve trois mécanismes d'ajustement : la facilité de migration entre états (langue commune, sentiment d'appartenance national), le soutien financier automatique de l'état fédéral, le système bancaire largement fédéral. Si le Dakota traverse une période difficile, ces trois mécanismes viendront l'aider. Rien de comparable en Europe : un émigrant le reste très longtemps ; le budget européen est minuscule ; et chaque pays est responsable de ses banques. L'Euro portait donc en germe son autodestruction. Et en effet, loin de créer la convergence, il a renforcé la divergence. Il a creusé le fossé des inégalités entre les pays qui y participent, mais aussi à l'intérieur de chacun de ces pays .
Des politiques inappropriées
En effet, à ces vices structurels se sont surajoutées des politiques qui ont aggravé le désastre. Une économie confrontée à une récession dispose de trois mécanismes principaux (...) : baisser les taux d'intérêt pour stimuler la consommation et l'investissement ; baisser les taux de change pour stimuler les exportations ; ou utiliser la politique budgétaire – augmenter les dépenses ou réduire les impôts. La monnaie unique a éliminé les deux premiers mécanismes, mais ensuite les critères de convergence ont éliminé le troisième. Dans de nombreux pays, ils ont même obligé les états à agir dans le sens diamétralement opposé.
Les politiques d'austérité ont provoqué la fuite des capitaux et de la main d'oeuvre des pays pauvres, deux phénomènes qui accentuent la divergence entre pays et qui augmentent le poids de la dette. Une politique industrielle aurait dû viser à combler l'écart technologique entre états européens, mais l'idéologie néolibérale s'y opposait. C'est également l'idéologie du laisser-faire qui a favorisé le laxisme bancaire, avec ses conséquences pour les dettes publiques. Pour les banques, on a préféré croire au conte de fée de l'autorégulation : autrement dit, on a fait semblant de croire que les banques se surveilleraient elles-mêmes. Finalement, les politiques de la zone Euro n'auront été un succès que pour les banques allemandes et françaises.
Un cas emblématique : la Grèce
Si Joseph Stiglitz n'y consacre pas un chapitre spécifique, c'est parce que la crise grecque traverse tout le livre. On a accusé le peuple grec de tous les défauts du monde, et la réfutation est ici rigoureuse. Par exemple : Il est utile de noter qu'en 2014, les Grecs, qu'on dit paresseux, ont effectué un nombre d'heures de travail supérieur de près de 50 % à celui des Allemands. En fait, la crise grecque a démontré que l'Union économique et monétaire n'est pas une association d'égaux, mais une agence de recouvrement de créances au bénéfice, notamment, de l'Allemagne. L'épisode a accentué la scission entre pays créanciers et pays débiteurs, le pouvoir politique étant aux mains des créanciers. Et la Grèce paie cher le sauvetage des banques prédatrices, par la spoliation des pauvres, qui n'y sont pour rien.
L'auteur ajoute que, normalement, les conditions dictées par les créanciers à des débiteurs en difficulté sont conçues pour accroître leurs chances d'être remboursés. La Troïka a fait le contraire, en conduisant le pays à la ruine. Cette aberration a de multiples explications : l'idéologie, l'incapacité à se dédire et à reconnaître qu'on s'est trompé, le refus de la réalité, mais aussi l'occasion saisie d'imposer à la Grèce un cadre économique impossible à obtenir par les urnes. On a réécrit les règles de l'économie de marché au bénéfice de quelques-uns. La Banque centrale européenne, par exemple, a obligé les états à assumer les dettes de leurs banques, ce qui est contraire aux lois ordinaires du capitalisme : l’État n'intervient pas tant que les actionnaires n'ont pas donné tout ce qu'ils pouvaient.
Le diable gît dans les détails. Et quels détails ! Les Grecs adorent leur lait frais, produit localement et livré aussitôt. Mais en 2014, la Troïka a imposé la suppression du mot frais sur les étiquettes, avec pour effet d'ouvrir le marché grec au lait hollandais. L'augmentation de la tva sur l'activité touristique visait à alimenter les caisses de l’État grec ; en dissuadant les touristes, il aura l'effet inverse. Mais la palme de l'aberration revient sans doute à la mesure imposée aux PME, qui constituent plus de 80 % de l'économie grecque, de payer leurs impôts un an à l'avance, ce qui est une puissante barrière à l'entrée en activité.
Résumons : si la Grèce est en dépression, ce n'est pas parce qu'elle n'a pas fait ce que l'Eurogroupe lui demandait de faire, mais parce qu'elle l'a fait. Toujours et partout, l'austérité a échoué. On se demande bien pourquoi la Troïka a pensé que, cette fois, ce serait différent...
Y a-t-il des solutions ?
Quatre chapitres du livre sont consacrés aux issues possibles à cette crise de l'Euro. L'Euro peut très bien fonctionner, nous dit Stiglitz, et il énumère les réformes nécessaires. Mais il ajoute que la position de l'Allemagne est un obstacle majeur : pour elle, la zone Euro n'est pas une union de transferts.Si cela ne change pas, un divorce (monétaire) à l'amiable ne serait pas la fin du monde. Car le projet européen est trop important pour qu'on laisse l'Euro le détruire. Une seule chose est néanmoins certaine : le statu quo n'est plus possible.
Même s'il est d'une lecture aisée, il est difficile de rendre, en quelques lignes, la richesse de ce livre de 400 pages. Un conseil : lisez-le.
Michel Brouyaux (ancien libraire et lecteur passionné et passionnant)
Paru en septembre 2016 - existe aussi en format numérique.