Martin Winckler est de retour avec une fascinante Utopie.
Lecteur avide de tous les genres littéraires, notamment de science-fiction et de suspense, il nous a offert plusieurs romans plutôt réalistes, militants, usant avec brio de tous les ressorts romanesques de ces genres qu'il affectionne pour nous emmener dans des histoires, des vraies histoires avec une chute qu'on attend avidement et des personnages attachants au possible, procurant à la lecture un plaisir sans doute proche de celui qu'éprouve Abraham, un de ses personnages, en lisant les Bob Morane.
Mais dans ses romans, Martin Winckler partage aussi de l'information et des idées. Médecin, il a des idées bien claires sur l'exercice du soin, et des connaissances encyclopédiques dans ce domaine.
Il abordait ainsi les débuts des avortements légaux dans La vacation, l'euthanasie et la fin de vie dans En souvenir d'André, la gynécologie et l'intersexuation (parmi bien d'autres choses) dans le génial Choeur des femmes.
Les deux derniers livres en date, Abraham et fils et Histoires de Franz, nous racontaient l'histoire politique et sociale des Français des années 60 et 70 à travers le regard candide d'un enfant, qui devient adolescent dans le second des deux livres. En toile de fond explicite, toujours, les idées de l'auteur sur la pratique de la médecine.
Et voici qu'avec L'École des soignantes, Martin Winckler nous offre une sorte de suite au Choeur des femmes, grand succès de librairie.
Nous sommes dans les années 2030 et nous retrouvons Jean "Djinn" Atwood, la jeune médecin en formation dans le Choeur des femmes, devenue une personne de référence au Chht!, alias le CHU de Tourmens.
Dans cette enclave où la formation des aides soignantes, des infirmières et des pratiquantes de la médecine a été entièrement réformée, de même que l'organisation des soins, plus rien ne ressemble à un Centre hospitalier des années 2010. Les soigné.e.s (qu’on n’appelle jamais les malades) interviennent dans la formation des soignant.e.s. Tout le monde commence son cursus en tant que soignante pro (anciennement aide soignant.e), puis panseuse (alias infirmier.ère) puis officiante (alias médecin). Etc, etc…
Bref, Martin Winckler nous offre un document qui, tout en restant romanesque, toujours, se pose en proposition de base pour une réforme des soins de santé. Tout simplement. Et à le lire en tant que patiente, on aimerait être soignée dans un tel cadre, respectueux des personnes, quel que soit le côté du soin où elles se trouvent.
Mais l’auteur va plus loin en rendant un sublime hommage aux femmes dans un livre profondément et subversivement non sexiste. On a beaucoup parlé d’écriture inclusive en 2018, avec ses adeptes et ceux qui la trouvaient inepte. Martin Winckler va encore plus loin, en rédigeant l’entièreté de son texte dans une grammaire nouvelle, dans laquelle le féminin l’emporte, nous montrant toute la portée de la grammaire en termes de représentations ! Car à le lire, on a soudain l’impression de vivre dans un monde peuplé de femmes.
L’auteur, convaincu de la légitimité des luttes contre le sexisme et très informé des décodages féministes, a pris grand soin de donner la parole à un narrateur qui est lui-même un homme, afin de ne pas parler à la place d’une femme. Il écrit donc de là où il est : un homme conscient de l’existence d’une domination sociale des hommes sur les femmes, comme une personne non racisée peut être consciente de la domination sociale des non-racisés sur les racisés…dite « des Blancs sur les Noirs ». Mais sans parler à leur place...
La chute rocambolesque de ce roman, que je ne peux révéler, est un autre bouleversant message d’humilité de la part de l’auteur. Plaisir, émotion, enthousiasme, subversion… Bien joué, Martin Winckler. Merveilleux.
Natacha